Curt Herzstark et la machine à calculer Curta. *
Depuis bientôt cinquante ans les machines à calculer mécaniques ont été remisées dans les arcanes de l’histoire par l’électronique et ne sont plus maintenant sorties de l’oubli que par quelques collectionneurs passionnés. Aucune ne provoque l’attention ni n’est recherchée par le grand public. Aucune ? Pas tout à fait, car l'une d'entre elles résiste : la machine à calculer Curta.
Nombreux sont les gens qui sans rien connaître au calcul mécanique et sans idée de collection en cherchent un exemplaire avec pour seule raison à cela le plaisir de posséder et de montrer un bel objet. Ils ont un jour été saisis par l’esthétique de la Curta, son originalité, son histoire aussi, et en ont décidé d’aller au bout du charme avec un exemplaire posé sur la cheminée du salon. Leurs réunions d’amis se sont alors souvent animées d’interrogations que seuls des passages de mains en mains et des explications ont apaisées.
La Curta est de ces objets qui mettent dans la simple joie de la contemplation du beau, de l’ingénieux, et de l’utile. Comme son histoire recoupe celle des hommes à un de ses plus dramatiques moments, il n’en faudrait pas beaucoup plus, un film peut-être, pour qu’elle rejoigne les mythes.
Rien que d’aider à sauver la vie d’un prisonnier de camp de concentration elle a permis. Il y a des objets mythiques à moins.
La Curta, c’est avant tout un homme, Curt Herzstark, né en 1902, à Vienne, d’un père juif et d’une mère catholique, et qui, très jeune, montre des dispositions pour le calcul et pour la mécanique. À huit ans, il effectue des démonstrations publiques sur les machines à calculer Austria de la fabrique de son père. Les gens subjugués le qualifient d’enfant miracle. À quatorze ans, il intègre une école d’ingénieur, pour, après quelques années de très sérieuse formation théorique et pratique, à vingt-cinq ans, déposer un premier brevet, le perfectionnement d’une machine Astra. Une décennie encore de travail auprès de son père et de prospection formatrice au commerce en Hongrie et en Tchécoslovaquie, et bientôt, au contact des clients qu'il rencontre, Curt Herzstark comprend qu’un besoin existe dans le marché des machines à calculer, un besoin qu’aucun constructeur n’a jusqu’à ce jour réussi à combler : une machine performante de très petite dimension. Il s’y attelle et imagine une solution : l’utilisation de la complémentarité à neuf et à dix, et la partition d’un cylindre de Leibniz. Ainsi pense-t-il possible la conception d’une machine de poche. Il améliore encore un peu les idées de base, puis fabrique trois prototypes, et en 1938 offre à son entourage ébahi la première machine à calculer tenant dans la main.
Mais la petite histoire de la machine Curta va être bousculée par la grande, car depuis quelques années déjà en Allemagne grondent des forces qui vont bientôt enflammer le monde. Hitler a pris le pouvoir en 1933 et a depuis peu annexé l’Autriche. Les temps se chargent de tempêtes en gésine. La situation des Juifs se dégrade, et devient même dramatique. La famille Herzstark évite cependant l’expropriation en transférant, après la mort du père, d'origine juive, la possession de l’usine à la mère, d'origine aryenne selon les catégories nazies, et en mettant Curt Herzstark à la direction technique.
En Allemagne, avec la guerre qui se déclenche, priorité est bientôt donnée à la production d’armes. L’entreprise familiale reçoit donc l'ordre de cesser la fabrication de machines à calculer, et de se mettre à concevoir des instruments de contrôle dimensionnels pour la Wehrmacht. La petite Curta est momentanément mise de côté.
C’est alors qu’en 1943 la vie de Curt Herzstark bascule.
Deux ouvriers de l’usine se font prendre par la Gestapo à écouter la radio anglaise et à en rediffuser les informations. L’un des deux est emprisonné à vie, l’autre décapité.
Ces deux malheureux ont été arrêtés à cause de l’identification de la machine à écrire avec laquelle ils tapaient leurs feuilles de propagande. L’analyse des caractères de frappe a permis de remonter jusqu’à eux.
Dès qu’il apprend la mise en cause de ses ouvriers, Curt Herzstark tente d’intervenir. Action fatale. Les nazis n’acceptent pas qu’un ʺdemi-juifʺ vienne leur demander des comptes. Il est arrêté.
Commence alors l’épreuve.
D’abord, plusieurs prisons, celles de Linz, Budapest, et enfin Pankratz à Prague, à cinquante dans une cellule pour dix, sans rien, ni eau, ni chauffage, ni lit, seulement la vermine et les coups. Enfin, l’arrivée à Buchenwald en novembre 1943, près de Weimar, où, là, débute un calvaire : trois mois de travail harassant, puis la mise au ʺ petit camp ʺ, sorte de mouroir où Curt Herzstark pense sa vie finie.
Juste avant la mort pourtant le destin lui tourne encore.
Il est appelé au bureau de commandement, où un officier SS, qui possède un dossier complet sur lui et a donc connaissance de ses exceptionnelles capacités dans les domaines techniques, lui propose, plus exactement lui ordonne, de dorénavant travailler dans une usine d’armement récemment montée à l’extérieur proche du camp, l’usine Gustloff, afin d’y réguler l’utilisation des nombreuses machines-outils.
Curt Herzstark évidemment comprend qu’une chance insigne vient peut-être de se présenter à lui. À la fin de l’entretien il s’en persuade même, car l’officier lui parle d’une petite machine à calculer que la rumeur lui prête les capacités de création. Curt Herzstark confirme, et se voit, cette fois proposer, de travailler à la conception de cette machine en dehors de ses horaires de travail, c’est-à-dire le soir tard et le dimanche. La réussite de cette entreprise lui est présentée comme un élément pouvant lui être favorable, et même, après l’offre d’une machine à Hitler, comme pouvant favoriser sa libération.
Curt Herzstark bien sûr n’accorde guère de valeur à cette dernière promesse, mais par contre saisit tout ce qu’il peut en tirer : s’il réussit à persuader de ses capacités à construire une machine à calculer de poche, il aura, avec les combats qui se rapprochent, de bonnes chances de rester en vie.
Il ne dit évidemment pas que trois prototypes ont déjà été construits et ont fonctionné, et alors, tout en travaillant à l’usine Gustloff et en rognant sur ses temps de repos, très peu nombreux, on s'en doute, il recommence la conception de la Curta à la table à dessein, entièrement de mémoire et de vision. Des centaines de pièces de grande complexité cotées, tolérancées, définies telles qu’elles n’ont plus qu’à passer à la conception.
Sa situation dans le camp pendant ce temps-là s’améliore de façon si sensible qu’elle en génère pour Curt Herzstark de nouvelles inquiétudes. Des prisonniers le voyant maintenant relativement privilégié viennent lui demander de l’aide, la plupart du temps sous la forme d’une place dans l’usine afin d’éviter le mortifère du camp. Il y répond du mieux qu'il peut, mais a bien conscience des risques que de telles actions lui font courir.
Plusieurs bombardements du camp par les Alliés encore pour Curt Herzstark, l’obligation d’assister à des horreurs sans nom commises journellement par les gardiens, une infection de tuberculose, un déplacement dans une autre usine six cents mètres sous terre pour y être attelé à la fabrication des V2, le retour à Buchenwald, et, enfin, un moment de bonheur insigne après toutes ces épreuves : une Jeep qui entre dans le camp après la fuite des gardiens, et un Américain qui s’approche et lui tend une Lucky Strike : la libération.
Curt Herzstark quitte les lieux, sans oublier de rassembler les plans de sa petite Curta, qu’il a au même moment peut-être par hasard, mais plus probablement par astuce, terminés.
Il passe quelques semaines à Weimar pour recouvrer la santé, et en profite pour rendre visite dans la ville à un ancien représentant de machines connu avant la guerre. L’homme l’accueille chaleureusement et surtout l’introduit auprès des décideurs de l’usine de machines à écrire et à calculer Rheinmettal, distante d’une vingtaine de kilomètres, où, là, ses dessins, particulièrement bien conçus, immédiatement convainquent de leur valeur. Ils sont la solution longtemps rêvée par tous les fabricants au problème de la conception d’une machine à calculer miniature. Curt Herzstark est embauché dans l’usine, et en moins de huit semaines il participe à la fabrication de trois machines, parfaitement fonctionnelles.
Tout semble aller, mais bientôt le bruit se répand que l’usine Rheinmetal va faire partie de la zone d’occupation soviétique, une catastrophe pour Curt Herzstark, car les soviétiques accusent les techniciens de collaboration afin de les déporter chez eux et d’utiliser leurs capacités. Se laisser enfermer dans cette nasse serait la fin de la petite Curta tout juste née.
Alors Curt Herzstark décide de fuir. Il démonte les trois machines depuis peu fabriquées, en cache les milliers de pièces au fond d’une valise, quitte Weimar, et part pour un périple qui l’entraîne d’abord à Prague, puis près de la frontière autrichienne, qu’il franchit caché dans un train de charbon. Enfin, il atteint Vienne, où il retrouve sa mère et son frère, qui ont continué à faire tourner l’usine familiale maintenant en zone d’occupation française.
Grande joie des retrouvailles, mais assez vite aussi des dissensions. La mère, dans une vision généreuse, mais guère lucide, demande à Curt Herzstark de partager l’entreprise avec son frère, un homme plus porté vers les joies faciles de l’existence que vers les efforts. Comme elle demande en plus le partage des bénéfices de la petite Curta, Curt Herzstark refuse tout, persuadé d’ainsi non seulement éviter une très mauvaise direction bicéphale, mais surtout de laisser à sa petite Curta toutes les chances de vie.
Il s’en retrouve sans moyens, avec en poche les seuls plans de sa machine révolutionnaire.
Il cherche alors des soutiens publics pour essayer de fabriquer la Curta. L’Autriche refuse, trop occupée par les problèmes de sortie de guerre. Remington aux États-Unis est contacté, des firmes suisses également.
Finalement, c’est le Liechtenstein qui, après une démonstration de la machine à son prince, François-Joseph II, offre à Curt Herzstark ce qui lui apparaît comme la meilleure proposition : la construction d’une usine, avec tous les fonds nécessaires pour la faire tourner.
Curt Herzstark accepte.
Le prince délègue l’ensemble du projet à un établissement financier, et alors une usine est montée, toutes les machines-outils achetées, les ouvriers employés, Curt Herzstark mis à la direction technique, pour, en 1947, permettre à la première Curta de sortir des chaînes.
Tout semble une nouvelle fois bien aller pour Curt Herzstark, il se marie et a deux enfants, mais son destin tortueux va encore venir le bousculer.
Les administrateurs de l’établissement financier qui contrôlent la Curta se révèlent assez vite être de très mauvais commerciaux, et surtout, plus grave, des gens à la morale douteuse : ils cherchent à escroquer Curt Herzstark, qui ne parvient à éviter le dépouillement total que grâce à un avocat intègre. Ne pouvant continuer à travailler avec des gens qui veulent le voler, Curt Herzstark les quitte en 1952. Il se retrouve à nouveau presque démuni, heureux seulement d’avoir réussi à lancer la Curta et de la savoir pour quelques années, bien que mal vendue, correctement produite. Il se retire alors avec sa femme au Liechtenstein, et travaille comme consultant-expert auprès de quelques firmes jusqu’à la retraite.
Il meurt le 27 octobre 1988, nous léguant pour l’éternité l’œuvre de sa vie : la Curta, la plus petite machine à calculer mécanique du monde, conçue durant le siècle le plus dramatique de toute l’histoire des hommes, et dans un camp de concentration, c’est-à-dire en plein centre de l’enfer sur terre.
Un jour, un film mettra en scène cette épopée.
La Curta alors deviendra un mythe.
Marc Pellacoeur
écrivain : L’Ombre des hommes (L’escampette éditions)
Aux vents ! (À plus d’un titre éditions)
mécanicien mécanographe : https:/www.curta.fr
* la plupart des informations contenues dans ce texte sont reprises d’un entretien très long et très détaillé accordé par Curt Herzstark en 1987 à Erwin Tomash, entretien dont la version anglaise écrite peut être lue ici : http://www.vcalc.net/OralHistoryEnglish.pdf, et la version allemande parlée, là : https://conservancy.umn.edu/handle/11299/107359